ISSN : 2266-6060

L’art des gommettes

Par notre invité : Philippe Guerry

Marseille, décembre 2019.

Et voilà ce qui arrive quand on ne surveille pas ses gommettes ! Tout le temps de sa déambulation inspirée parmi les collections, le visiteur de musée, dûment identifié comme tel par le port plus ou moins discret, plus ou moins joueur, d’une gommette colorée apposée sur son pull, son col ou son revers de veste, oubliera le plus souvent, au moment de sa sortie, qu’il est encore tout étiqueté. Si, sitôt franchie la limite de l’établissement, notre visiteur n’est pas ramené par un dispositif explicite – tel que celui du musée d’Aix-en-Provence – au caractère très temporaire de son droit de visite, il existe une forte probabilité qu’il poursuivra son chemin, sur une durée variable, en arborant encore la petite pastille autocollante.
Ce franchissement de limite changera alors imperceptiblement le message véhiculé par la gommette. Et modifiera par la même occasion le statut du messager. Dans l’enceinte du musée, la gommette identifiait ses porteurs comme les membres d’une communauté éphémère, celle des flâneurs s’étant acquittés du droit d’arpenter les salles (le personnel ne portant pas de gommette, lui). À l’air libre, c’est une autre affaire. Le petit badge autocollant désigne maintenant son porteur comme un touriste en puissance. Au mieux, un touriste distrait. Au pire, un de ces cuistres qui porte sa distinction en sautoir en arborant aussi longtemps que nécessaire le colifichet vestimentaire, témoignage ostentatoire et un peu vain d’un bain culturel frais du jour. Ce dernier paradera avec sa médaille jusque sur le Vieux-port.
Mais pour l’oublieux qui se rappelle soudain qu’il se traîne encore le macaron muséal, se posera alors la question de ce qu’il faut désormais en faire. Deux possibilités : le conserver (et documenter alors un peu le souvenir de sa visite en archivant le sticker dans un hypothétique carnet de voyage ou, plus sûrement, sur la coque de son téléphone portable), ou s’en débarrasser. Dans ce dernier cas, et comme on tend heureusement à perdre l’habitude de jeter ses vieux papiers chiffonnés à même la chaussée, notre capitaine Haddock devra se mettre en quête d’une corbeille proche pour abandonner son sparadrap. Ou, comme nous le montre ici la photo, trouver sa providence sous la forme d’un mat de candélabre opportunément disposé aux abords immédiats du musée, contribuant en plus à l’enrichissement d’une installation artistique impromptue. Il suffira à notre visiteur d’ajouter sa gommette sur cette œuvre d’art brut, collective, participative et transgressive, ni vu ni connu – puisque manifestement tant d’autres l’ont fait avant lui, sans que personne n’y trouve rien à redire.
Cette performance artistique improvisée, anonyme et subreptice, aura en outre pour effet de décharger le visiteur de tout scrupule écologique, reportant in fine la responsabilité du ramassage des gommettes envolées sur les services de nettoyage de la ville ou ceux du musée. C’est d’ailleurs peut-être pour cette raison, et sur cet exemple, que le proche musée d’Aix-en-Provence a entrepris de proposer, lui, une poubelle à gommettes. Si donc, à Aix, notre visiteur a clos sa visite sur un retour à la vertu, à Marseille, il en est ressorti un peu moins bourgeois, un peu plus bohème.



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