ISSN : 2266-6060

Règles du jeu


Paris, février 2024.

Le terrain de pétanque situé perpendiculairement à la rue d’Assas dans le jardin du Luxembourg est vide. Un kiosque vert affiche un tableau d’information protégé par du Plexiglas. Sous l’écriteau « Information ASJL Pétanque », 10 affiches sont placardées. 7 sur 10 portent sur la civilité. On peut diviser les informations affichées par l’association des joueurs de pétanque du jardin du Luxembourg en deux groupes : l’explicitation de règles internes au groupe lorsqu’il occupe les terrains (3) et l’explicitation des règles relatives à d’autres groupes avec qui les joueurs partagent l’espace du Jardin du Luxembourg : les jardiniers, les femmes et les voleurs (4).
Au sujet des règles internes, on peut lire sur un petit morceau de papier, punaisé en bas, une « charte pétanqueur » composée de 9 règles formelles écrites à la deuxième personne : « respecte l’horaire, respecte le règlement, respecte les décisions de l’arbitre, sois courtois vis-à-vis des spectateurs ; sois poli avec l’adversaire, maîtrise ta joie quand tu gagnes ; maîtrise tes nerfs quand tu perds ; pense que tes adversaires sont tes amis ou qu’ils le deviendront ». Puis, à droite du panneau, au-dessus de deux « nouvelles règles de 2021» sur la distance pour tirer, une « note pour information » fixe deux règles supplémentaires : ne pas mettre de « chaises sur les terrains » et « un vestiaire mobile est à disposition des adhérents qui en seront responsables ». Cette dernière disposition peut être reliée à l’impératif de vigilance et la responsabilisation des joueurs vis-à-vis de leurs affaires indiquée dans l’écriteau présentant un œil et l’inscription : « soyez vigilant ne laissez pas vos effets personnels sans surveillance ». En tout, les membres du groupe des joueurs de pétanque sont donc supposés suivre ces 14 règles dans leur pratique.
L’ajout de documents relatifs aux règles de cohabitation avec les autres groupes que les joueurs laissent penser que les joueurs ne se content pas d’exécuter 14 règles formalisées sur le panneau et que leur présence dans le Jardin se manifeste par des débordements vis-à-vis des normes de politesse, de respect et de courtoisie. Ces débordements correspondent à la fois à de mauvais comportements vis-à-vis des femmes et des jardiniers et à des préjudices que pourraient subir les joueurs s’ils se montraient inattentifs à leurs affaires.
La première affiche dans le sens de la lecture est dupliquée quelques centimètres plus loin. Il s’agit de deux impressions d’un courriel (non daté) de l’administratrice adjointe des jardins à l’association relatif aux « mégots autour des terrains de pétanque » mentionnant que les jardiniers se sont plaints que les joueurs « avaient la vilaine manie de jeter leurs mégots au sol », rappelant les conditions de l’autorisation d’occupation des terrains de pétanque par l’association et l’intimant de procéder à un « rappel des bonnes pratiques ». Chevauchant le deuxième courriel une affiche présente une photo en noir et blanc d’une coureuse titrée : « Fanny, c’est fini ! ». Il s’agit-là d’une référence à l’expression « être Fanny » qui s’emploie dans différents sports traditionnellement masculins, du rugby au babyfoot, et tire son origine de la pétanque pour exprimer le fait d’avoir perdu sans marquer de points. Je lis sur internet : « Son emploi remonterait au XIXe siècle, une demoiselle prénommée Fanny, demeurant à Lyon, ayant pris l’habitude de consoler le perdant d’une partie de pétanque en remontant ses jupes. Plus tard, il était d’usage pour le perdant d’une partie d’ « embrasser Fanny », c’est-à-dire d’embrasser les fesses d’une statue de femme. »). En dessous de la photo de cette coureuse : il est écrit : « si vous souhaitez embrasser la joue de cette jeune femme sur la photo, veuillez la retrouver afin d’obtenir son éventuel accord. En cas de non-respect de ce décret, vous vous exposez à une sévère sanction. Observez les poings fermés ainsi que les muscles du bras et de l’épaule. Dissuasif, non ? ». Ce qui témoigne d’une réflexivité des joueurs sur leurs coutumes non écrites et langagières : elles sont sexistes, on n’embrasse pas les femmes quand on a perdu une partie de pétanque ; mais ils ne sont que partiellement réflexifs et cèdent à l’humour misogyne, car ce n’est pas parce que la coureuse n’a pas donné son consentement (il est bien écrit « son éventuel accord »), mais pour éviter de se faire battre par une sportive. De la même manière, l’écriteau sur la surveillance affichant un œil maquillé et d’un sourcil épilé reprenant des stéréotypes de genre féminin renforce l’indice selon lequel la compréhension des enjeux liés au genre dans l’espace public par l’association n’est que partielle (reviendrait-il aux femmes de garder les affaires de leurs conjoints pendant qu’ils jouent à la pétanque ?).



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