ISSN : 2266-6060

Négociations amoureuses


Paris, mars 2023.



On connait les raisons de la mise à distance, du rejet ou encore de la dénonciation du travail, mais l’on comprend sans doute un peu moins bien l’amour qui peut nous y relier. Pas seulement le « vrai boulot » qui se dessine dans un jeu d’opposition au « sale boulot » ou la vocation affichée dans certaines professions, mais bien les raisons qui font que les travailleuses et les travailleurs sont attachés à un lieu, qu’ils en prennent soin, qu’ils tiennent aux relations sociales qu’ils y développent, aux collectifs qui les rendent possibles et à (une partie au moins de) la justesse ou la beauté de ce qu’ils font ensemble.
Dans le studio parisien de cette radio suisse, le technicien qui nous accueille est fier de montrer le livre d’or des personnes passées à ce micro : du candidat François Mitterrand, à Johnny Halliday, en passant par notre collègue sociologue Scarlett Salman. Il a étiqueté les pages des carnets et conserve ces archives dont il aimerait, un jour, faire une exposition dans les locaux de la radio. Dans les locaux seulement, parce qu’en plus du livre d’or, certains invités ont laissé des marques au feutre indélébile. Son émotion est palpable lorsqu’il se déplace pour nous les montrer et qu’il les commente avec affection. Dessinateurs de presse et de bande dessinée ont commencé, il y a quelques années, à écrire sur les murs du petit studio. Zep fut le premier d’entre eux. Il a dessiné le visage de Titeuf sur la table basse en vernis laqué.
Le soir même, la femme de ménage épouvantée a passé beaucoup de temps à frotter pour effacer cette marque et s’excuse de ne pas avoir réussi. Le fantôme de Titeuf sur cette table blanche témoigne de deux visions de l’espace de travail, mais aussi de deux formes d’amour du studio : l’amour du travail bien fait, de la remise en ordre et de la propreté supposant ici comme ailleurs d’effacer les traces, d’un côté, et, de l’autre, l’amour de ces relations privilégiées avec celles et ceux dont la voix a été captée, du lien que l’encre a tissé avec le studio et qui peut ouvrir un espace de discussion voire de contribution pour les prochains visiteurs. Pour éviter de la contrarier davantage, le technicien a invité la dessinatrice suivante à préférer dessiner sur les murs, dont cette femme de ménage soigneuse ne se sent pas responsable.



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