ISSN : 2266-6060

L’infrastructure des noms

noms

Clamart, juin 2014.

Il y a quelques années, les grandes entreprises du Web qui fournissent des services dits de « réseaux sociaux » ont été l’objet de débats mouvementés.  Deux des géants du domaine (Google et Facebook) avaient instauré des dispositifs de régulation d’accès au service qui exigeaient que l’on s’inscrive sous son « vrai » nom (en l’occurrence celui reconnu par l’État Civil) et, accessoirement, que ne soit ouvert qu’un seul compte par personne. On l’imagine, la chose n’est pas si simple et la politique a donné lieu à quelques scandales plus ou moins retentissants, pour des cas d’homonymie mal traités et surtout dans des cas de pseudonymat particulièrement délicats (Salman Rushdie a connu des mésaventures fâcheuses avec Facebook, tout comme certains activistes chinois). Tout cela s’est transformé en une véritable guerre des —nymes tout à fait passionnante.
En foucaldiens paresseux, nous pourrions facilement rattacher tout cela à de vieux problèmes bien connus. Pour montrer que l’unicité de la personne n’a rien d’un donné naturel, mais est le résultat de dispositifs qui fabriquent un sujet unifié, conscient, responsable. Ce que le Droit et la médecine ne cessent de faire depuis des siècles, et plus récemment l’économie, notamment grâce à l’un de ses puissants instruments : le marketing. Voilà qui remet déjà les choses en perspective et évite de tomber dans une obsession numérique. La question est fort ancienne, et s’y joue l’un des nœuds de l’articulation des savoirs et du pouvoir si chère à notre Michel préféré : l’une des clefs du gouvernement des corps et du contrôle des populations.
Mais, outre qu’il est un peu rapide et qu’il devrait inviter à approfondir l’enquête plutôt qu’à tirer tout de suite des conclusions, ce rapprochement laisse de côté d’autres domaines d’action non négligeables de l’identité unifiée, sans doute un peu moins attirants que les feux du Web. L’identité scripturale, stabilisée a minima dans l’association d’un prénom et d’un nom fait par exemple office d’infrastructure pour la circulation du courrier. Votre nom, votre adresse inscrits sur une enveloppe (sans doute recopiés d’un répertoire quelconque) permettent la transmission d’une lettre à la condition, qu’ils puissent s’aligner en bout de course (après de nombreuses autres opérations d’ordonnancement, de tri, etc.) à ceux qui sont inscrits sur la plaque de votre rue, sur le numéro de votre bâtiment puis sur celui qu’affiche votre boîte au lettre.
Bien entendu, cela vaut surtout pour une factrice ou un facteur inexpérimentés. Le ou la votre n’aligne plus grand chose en pratique. Son corps le ou la guide dans le quartier sans qu’il ou elle n’ait à faire coïncider à chaque fois les noms des enveloppes et ceux des autres artefacts graphiques. Ses routines sont précieuses et assurent la fluidité de l’ensemble du dispositif. Sauf lorsqu’elles font trop confiance aux réflexes et aux coups d’œil furtifs, qui risquent de court-circuiter l’alignement. Par exemple lorsque trop de Mathieu habitent le même immeuble. Pour lutter contre cette tendance, rien de tel qu’une nouvelle étiquette, qui interrompt la routine en rappelant l’importance de la distinction identitaire. Facteur, factrice, prend garde aussi aux prénoms : il te suffiront ici à distinguer les personnes. Sans même être bourdieusien (paresseux ou non), pourrions nous ajouter, si nous avions mauvais esprit.



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