ISSN : 2266-6060

Références multiples

Paris, juillet 2011.

Face au présentoir, elle compare les couleurs et choisit un dégradé de bleu. Elle dépose ensuite les quelques bombes de peinture sur le comptoir, et s’apprête à payer. Le vendeur ne lui indique pourtant pas directement la somme due. Au préalable, celui-ci sort un classeur dans lequel de nombreuses étiquettes sont rangées les unes à côté des autres. Sur chacune sont inscrits un numéro de référence, un code barre et le nom d’une couleur. Le vendeur prend alors sa douchette et la place devant les étiquettes correspondantes aux couleurs des bombes déposées sur le comptoir. C’est seulement ensuite qu’il peut annoncer le total du prix à la cliente, laquelle attend patiemment. Une fois les articles payés et emballés, celle-ci quitte le magasin, et se projette déjà dans son action suivante. Le scriptopolien est quant à lui resté sur place, intrigué par cette danse des étiquettes : comment est-on supposé comprendre ce geste ? Pourquoi le vendeur ne présente-t-il pas directement sa douchette devant chaque article ?
Depuis les travaux de la théorie de l’acteur-réseau, on sait qu’une référence circule d’autant mieux qu’elle attache le plus fermement possible un mot à une chose. Sa capacité à circuler dans des réseaux toujours plus longs et à acquérir progressivement une forme d’universalité dépend de la pérennité de ce lien. Or, chaque entité est simultanément prise dans des réseaux différents : de multiples systèmes d’appellation déclinent des aspects singuliers de son identité. La fragilité de chaque référence est induite par une double contrainte : continuer à circuler sans heurts dans un réseau sociotechnique, être en partie commensurable avec les divers fragments référentiels de la « même » entité. Lorsqu’elle est contenue, cette fragilité devient particulièrement puissante. C’est précisément ce que fait le vendeur ici : comme les références du fabricant et du distributeur ne sont pas identiques pour désigner les bombes aérosols, il passe par un intermédiaire afin de tenir à jour son stock et sa comptabilité.



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