Fermeté
Genève, juillet 2018.
La librairie était magnifique. Un rêve d’encombrement impraticable, au milieu d’une de ces zones où se cultive la créativité souterraine et bouillonnante de Genève. Impossible de se croiser dans les rayonnages débordants de livres d’occasion. Si un client montait, il fallait interrompre la fouille, repartir en arrière, passer l’escalier pour le laisser se faufiler avant de pouvoir reprendre sa place. Le sac un peu encombrant que je portais sur une épaule ce jour-là était une menace permanente. Des piles semblaient pouvoir s’effondrer au moindre choc et m’ensevelir sans que personne ne s’en aperçoive avant longtemps. Après une bonne demi-heure à parcourir des centaines de tranches de livres de poche à la recherche d’une accroche, à ouvrir plusieurs dizaines d’entre eux pour prendre connaissance de leur prix, toujours inscrit au crayon sur l’une des premières pages, une petite inscription en rouge a encore ajouté au brouillage des repères. Comme tout adjectif apposé à une description singulière, ce « ferme » ne qualifiait pas vraiment le prix qu’il accompagnait. Il invitait à reconsidérer tous ceux qui avaient été consultés depuis le début. Prix qui, eux, ne l’étaient donc vraisemblablement pas, fermes. Alors que je commençai à repasser en mémoire les ouvrages qui m’avaient interpelé jusque là, un coup d’œil à ma montre a suffi à reboucher l’horizon qui s’entrouvrait à peine des négociations possibles. Mon train quittait la gare dans un vingt minutes. Pour marchander ici, il aurait fallu pouvoir marchander là-bas. Et même si aucun « ferme », ni aucun de ses synonymes ne le précisait sur le billet que j’avais imprimé la veille, je ne l’ignorais pas : cet horaire-là, lui aussi, était ferme.