ISSN : 2266-6060

Vases Communicants – Anne-Marie Paveau : Trafiquer le national

Depuis plus de deux ans, le « centre-bus Lagny » de la RATP, entouré par les rues des Pyrénées, de la Plaine, des Maraîchers et de Lagny, constitue un des spots de graffitis les plus fréquentés de la capitale. Jour après jour, semaine après semaine, les murs se peignent et se repeignent, en toute légalité puisque la RATP a elle-même financé le projet.
La légalité, c’est ce dont parle entre autres ce graffiti recueilli en juillet dernier. Son emplacement est particulier puisqu’il occupe un angle cassé au coin des rues des Maraîchers et de Lagny, juste devant le lycée Hélène Boucher. Le dessin occupe exactement la largeur de cet angle, et le graffeur a préparé un fond dont la taille est adaptée à son dessin : pas de débordement, pas d’espace perdu, du travail de professionnel, un vrai faussaire n’aurait pas fait mieux. C’est propre.
Ce motif est le seul que j’aie vu de ce type en deux ans, il est donc tout à fait singulier. Cette « carte trafiquée d’identité » tient tout un discours, en tout cas c’est comme ça que je l’ai lue-entendue cet été, en descendant et remontant ma rue entre le métro Porte de Vincennes et chez moi. À chacun de mes passages, jusqu’à ce que le dessin disparaisse, mi-août, je jetais un coup d’œil intéressé au mur en me disant : « Ah, qu’est-ce qu’il va me dire aujourd’hui, Qitiao La Bomba ? ». Car il y avait bien quelqu’un sur ce mur, dans ce rectangle défini d’une nationalité indéfinie ; il y avait une voix et un discours, et même un rire ; cette identité indéfinie était bavarde, facétieuse et colorée.
Il m’a d’abord dit qu’il avait eu envie de se dessiner une identité trafiquée sur ce mur légal où, pour une fois, aucun employé de la mairie ne viendrait nettoyer ses traces indésirables. C’est bien trafiqué : il y a le dégradé de couleurs, les filigranes, les trois zones, les chevrons. Et c’est précisément le national qu’il a trafiqué, comme le dit bien la place du mot dans notre figement français souvent siglé : CNI. National est donc remplacé par trafiqué. Les mots sont-ils substituables ? Une vraie question de linguiste : avec quoi se combine ce trafiquée, avec le nom d’avant ou le complément d’après ? Le nouveau figement, carte trafiquée d’identité, CTI, devient ambigu, car il peut se décomposer de deux manières et du coup il prend deux sens : est-ce une carte-trafiquée, d’identité, donc une « fausse carte » ? ou est-ce une carte, trafiquée-d’identité, une carte qui serait trafiquée avec de l’identité ? Syntaxiquement, c’est indéfinissable. Le choix ne peut être que sémantique. Voilà qui ouvre des possibles : si certains trafiquent des papiers avec du matériel d’imprimerie, Qitiao, lui, c’est avec de l’identité. Et trafiquer le national avec de l’identité, Qitiao la Bomba, ça le fait bien marrer, comme le disent à la passante que je suis ses yeux qui semblent plissés de rire.
De rire, pas sûr, ou pas seulement, et c’est un autre discours qu’il m’a tenu, celui des noms, des « onymes ». Car c’est ça, une carte d’identité, même trafiquée : des noms propres, des dates et des filigranes. Pas de phrase, pas de discours, pas de dialogue, mais des catégories. Et pour les graffeurs, des choix typographiques. Drôle de nom, Qitiao La Bomba, comme un enfant chinois (Qi-tiao ?) qui aurait eu un père latino-américain, et drôlement écrit, avec une typographie un peu du côté des idéogrammes chinois. Les yeux en amande semblent donc faire des plis asiatiques ouverts à Valparaiso en 1986, une « bomba » de couleur à la main. Trafic de nationalité, trafic de frontières, trafic de gènes, trafic de couleurs. Mais finalement, quand on y pense, le Chili, la Chine, même sons, même océan en face à face. Pacifique, l’océan, peut-être un peu trafiqué aussi, mais pacifique. Ce n’est pas si évident quand on est né un peu chinois au Chili sous la dictature de Pinochet. Lui aussi d’ailleurs était né à « Val Paraiso (Chile) ». Et il trafiquait pas mal d’ailleurs, mais tout autrement.
Qitiao, il m’a aussi parlé de sa bite, comme il l’appelle : XXL paraît-il, et ça lui permet sans doute d’envoyer tous les traceurs de frontières nationales, ethniques ou sexuelles se faire… enfin vous voyez. De petite taille, XS, mon graffeur laisse cependant un « tag » assez grand, c’est le mot dont il désigne sa signature ample et composée : un tag sur un graf qui trafique avec de l’identité sur un mur. Qui trafique le national jusqu’à créer une nouvelle nation : « République française-Chile ». C’est du travail de grand faussaire, comme on n’en fait plus, du grand art.
Une chose m’a manqué : ne pas pouvoir retourner la carte, et lire la « Signature de l’autorité ». Sur la mienne, « l’autorité », c’est « Le directeur de la Police générale, Louis Ducamp », avec sa signature. J’aurais bien aimé savoir comment il s’y serait pris, Qitiao La Bomba, avec sa bite XXL, sa petite taille et sa belle signature taggée, pour trafiquer la Police générale.

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Scriptopolis a le plaisir de revenir dans la ronde des Vases Communicants en accueillant Marie-Anne Paveau du blog La pensée du discours. Vous pouvez retrouver notre contribution chez elle.
Vous pouvez retrouver la liste complète des blogs participant aux Vases communicants ici.



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