ISSN : 2266-6060

Irréductions

irreductions

Mars 2013.

Évidemment, il y avait des écrits partout. Dans le salon, la cuisine, les placards, les tiroirs des commodes, la chambre. Des notes, des listes, des factures, des contrats, des relevés de compte. À chaque fois, la même question : faut-il garder ? Et plusieurs réponses possibles. Rassembler parce que le Droit nous l’obligeait. Mais alors classer, envoyer au notaire ou stocker. Archiver au cas où. Organiser quelques archives plus personnelles, avec ce qu’il ne semblait pas convenable de jeter, presque par superstition. Mais garder où ? Chez qui ? Et puis le reste, tout le reste : ce dont on pouvait se débarrasser sans trop d’inquiétude ni culpabilité.
Il a fallu écrire aussi, beaucoup. Renseigner, confirmer, transmettre. Tisser petit à petit les fils de l’infrastructure scripturale ad hoc qui assurait à la fois une forme de clôture et les passages nécessaires d’une génération à l’autre. Accomplir très concrètement l’hérédité. Ces écritures-là ne sont pas faciles. Par leur lourdeur, l’âpreté des opérations à mettre en œuvre pour les produire en suivant les règles qui encadrent leur validité. Mais aussi par leur orientation même. Toutes partagent un seul et même projet, par-delà leurs différences : stabiliser une identité civile, administrative, économique, juridique. Chaque dossier achevé, chaque acte envoyé, chaque accusé de réception assurait une rupture effective avec un domaine spécifique en même temps qu’il figeait petit à petit les traits pertinents d’une figure qui n’avait finalement pas beaucoup de sens pour ceux qui participaient bon an mal an à son élaboration.
Et puis il y avait ces carnets manuscrits. Quarante ans d’écrits sans doute sporadiques dont on ne savait pas bien ce qu’on allait en faire, ce qu’ils allaient nous apporter. Une seule chose était imaginable : qu’ils nous émeuvent, nous blessent, nous amusent, ou nous indiffèrent, ils offriraient probablement le meilleur contraste possible avec le dessein unificateur des précédents. De ceux-là, au moins, on pouvait espérer qu’ils nous plongeraient dans l’instabilité, l’indécision, la contradiction, l’ambigüité. Qu’ils laisseraient la possibilité, malgré les autres, de cultiver des sentiments mêlés. D’alimenter l’irréductible incompréhension.



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