ISSN : 2266-6060

Post restant

L’invité du vendredi : Mathieu Potte-Bonneville

This Situation, Festival d’Avignon, été 2011.

Depuis quelques jours, six corps tournent, s’enroulent et conversent dans la petite salle Franchet réaménagée pour l’occasion, entre les cloisons blanches périodiquement lavées des traces qu’y laissent les mains, les dos ou les blue-jeans, au rythme coulé de lentes descentes vers la mosaïque vieux rose qui orne le sol, tente les paumes et les genoux comme l’ordonnée attire la parabole. Perpétuellement ponctuée de citations et de poses, la conversation déroule une nappe où même les silences ne font pas couture, où les interruptions chaque fois relancent le mouvement – passées les hésitations des premiers jours, on la dirait suspendue en l’air comme un ruban en ellipse, jamais deux fois le même motif, ni personne pour s’en dire l’auteur ; d’ailleurs, lorsque Tino Sehgal, l’artiste initiateur de cette « situation construite », est nommé, c’est en cartels polyphoniques, où chaque joueur a sa part sans la voler aux autres, et son nom fait le tour de la salle à la façon d’un courant d’air, d’une idée, d’une rumeur.

Ici, de douze à dix-huit heures et dix-huit jours durant, tout peut se dire – c’est-à-dire, pas tout. L’infini n’est pas l’indéfini et la conversation, de même, prend appui sur une série d’évitements non-dits : ne s’y explicitent pas les règles qui gouvernent l’échange (au visiteur de décider s’il peut ou non y intervenir, et de conclure le plus souvent, en remontant la petite allée de gravier, que sans doute il aurait pu) ; ne s’y réfléchit jamais la situation elle-même (aux interpellations portant sur ce qu’ils sont en train de fabriquer, les joueurs répondent en prenant en choeur une grande inspiration, avalant la question avec l’air de la pièce). Surtout, rien ici n’est censé faire marque, document ou trace, ni conférer aux paroles échangées la solidité rassurante de l’objet, interposée entre les bouches et les oreilles : apposée aux premiers jours du festival, l’affiche signalant l’événement est bientôt retirée sur demande de l’artiste ; photographies et enregistrements sont proscrits d’un lent mouvement d’index par les joueurs qui, soudain, vous regardent en face. Comme on dit à Vegas, d’une voix étranglée d’excitation puritaine : what happens in This situation stays in This situation. L’amateur de textes restera sur sa faim, et l’un des effets de la pièce semble justement être de permettre à chacun de mesurer l’ampleur d’une telle fringale : quoi, pas de livre d’or ? Comment, aucune retranscription ? Vous êtes sûrs, rien de ce que vous dites n’a été appris par coeur ? (Cette question, réitérée malgré l’impossibilité évidente de retenir cent huit heures de dialogue, ou de les publier chez Actes Sud, rappelle l’intense avidité suscitée par ces textes qu’on se promet toujours, pour ne jamais le faire, d’un jour relire à tête reposée).

Ainsi va la conversation, dans le triangle que tracent pour elle l’indécision de l’adresse, l’élision de l’auto-référence et l’effacement de la trace écrite. Mais de même que la règle fondamentale de ne rien cacher, édictée par Freud pour la psychanalyse, ne prend sens qu’à rendre visible par son impossibilité même les affleurements d’un autre texte, les turbulences de l’inconscient dans le bavardage de la cure, de même ici le jeu de ces interdits tacites libère une série d’inventions graphiques dont l’artiste, sans doute, se réjouit, puisqu’elles attestent moins d’un désir de thésauriser que d’inventer et de créer, à son tour, une manière de tourner – mais de tourner, cette fois, la règle. Ce sont des bricolages selon l’occasion, calés entre les genoux de visiteurs recroquevillés : celui-ci dessine, en silhouettes parfaitement reconnaissable, la distribution des postures dans la salle ; telle autre relève scrupuleusement les citations égrenées au long de la journée, avec leurs dates. Une troisième (il lui en sera fait compliment, dans la conversation) s’est dotée d’un petit cahier qu’elle a titré « ce que j’aurais dit si j’étais intervenue », notes pour une nostalgie instantanée. Un homme au parapluie vert chronomètre à la minute près la durée allouée aux thématiques abordées, dans la perspective d’un article à venir. Dans un coin, calfeutré (goût des cachettes là où tout est visible), quelqu’un twitte peut-être.

La plus belle invention, toutefois, demeurera pour les joueurs une énigme d’après-coup, faute d’avoir identifié la main qui leur a, en quelque sorte, rendu mystère pour mystère. Passées dix-huit heures, les visiteurs sortis et au moment de s’ébrouer (au sortir du ballet lent et silencieux qui clôture chaque journée), on repère un petit rectangle jaune apposé à l’une des cimaises vides. On s’approche, et l’on s’aperçoit qu’en quelques traits d’esprit, tous les silences auront été déjoués ensemble, et leur place marquée d’un éloge ironique valant adresse, nommant la scène, laissant une trace. Ni parole qui s’envole, ni écrit voué à rester, quelqu’un a (faute de pouvoir dire) discrétement abandonné une note : aisée à décoller, longue à se souvenir.



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