ISSN : 2266-6060

Dans la boite

Caen, mai 2010.

Ma mère avait la même dans sa cuisine ; elle y conservait ses recettes, soit celles qu’elle avait soigneusement recopiées sur une fiche bristol à petit carreau, dictées par une amie ou sa propre mère, soit découpées dans un magazine qu’à l’époque on appelait pas encore féminin. Mes soeurs avaient aussi contribué, on reconnaissait leurs fiches par l’imperfection du découpage. Je me souviens qu’à l’intérieur les fiches étaient serrées ce qui rendait leur manipulation particulièrement difficile ; il fallait sortir une poignée d’entre elles et les étaler sur la table de la cuisine ; et d’ordre il n’y avait donc pas. On pouvait seulement supposer que la présence en tête de la blanquette de veau témoignait d’un récent repas ; pour en être sûr, il aurait mieux valu aller chercher dans le tiroir du buffet de la salle à manger le minuscule carnet sur lequel ma mère inscrit encore, afin de ne pas servir le même plat, les menus servis à sa table tel soir suivis de la liste des convives présents. Cette boite à fiche était lourde et enfant, la manipuler constituait toujours un défi : aussi lorsqu’en cachette on voulait préparer un gâteau, une fois sur deux, le fichier se retrouvait par terre… C’est toujours ce souvenir qui me hante quand en bibliothèque je sors un des tiroirs du fichier bibliographique : peur soudain d’être responsable d’une catastrophe en déclassant par ma maladresse toutes ces fiches tapées soigneusement à la machine par un bibliothécaire. J’imagine que l’historien qui constitua le fichier sur cette photo n’aurait pas aimé qu’on mette un tel bazar dans sa boite ; il y avait archivé comme une source pour bâtir autre chose, encore ses cours au Collège de France. Sur des fiches identiques à celles de ma mère, mais qu’il avait lui pris soin de numéroter, il avait inscrit à l’encre rouge le texte qu’il allait énoncé à son auditoire : trace d’un autre festin, celui-là de savoir.



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