ISSN : 2266-6060

Être habitée


Par notre invitée : Élodie Boyer

Le Havre, janvier 2022.

J’ai grandi près d’Annecy, mon eau minérale naturelle était plate comme le lac. Depuis plus de dix ans, j’habite au Havre. J’ai mis quelques temps à découvrir la plage, je ne pensais même pas qu’elle existait. Les premières années, j’y allais à peine et je me baignais uniquement quand il faisait très chaud, sur la pointe des pieds. Puis j’ai appris à aimer cette plage, les vagues, le vent et l’eau salée de la Manche. Désormais, c’est elle que je préfère entre toutes, je vais la voir et me baigner presque tous les jours.
Elle est composée de galets à marée haute, le sable n’apparait qu’à marée basse, c’est assez banal en Normandie. Mais sur cette plage, on vit tous une expérience rare et bouleversante : on se fait des films. La plage est unique au monde car elle est habitée, on n’est jamais seuls même quand elle est vide. Elle ressasse toutes sortes de cailloux non standard, bien roulés et très policés. On y trouve des briques jaunes, des briques rouges, parfois une fine couche de ciment entre deux briques, ou l’inverse. Quelquefois on distingue du rouge brique comme tigré sur un enduit ; il y a aussi des briques perforées, du béton, du béton lavé et même du béton armé rouillé ; ceux que je préfère, ce sont les morceaux polis de carreaux de ciment, ou les mosaïques bleues et les petits carreaux tronqués ; il y a enfin des morceaux de carrelage élimés, même des bouts de granito, et des verres frottés, de toutes les tailles, la plupart sont vert bouteille, clair et foncé, parfois j’en trouve des transparents ou des très gros rarissimes, plus gros que des bigarreaux, exceptionnellement des petits bruns, des petits bleus clairs ou bleus foncés. Quand je découvre une pièce avec un motif, je me demande à quelle cuisine ou à quel sol elle a pu appartenir. Je pense aux bombardements qui remplissent tous les mystères au Havre, j’imagine les chagrins. D’où peuvent bien venir tous ces gravats poncés, précieux et raffinés ? Je pense à ces histoires ensablées, ces traces involontaires, à ce juste retour des choses : on construit, le temps passe et notre bâtisse redevient galet. Finir en beauté.



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