ISSN : 2266-6060

Compteur d’eau : comment le gardien de mon immeuble m’a appris à le lire

Par notre invitée : Florence Paterson
Paris, mai 2023.

« — Ah mais je vais vous dire comment faire, vous prenez votre téléphone et vous le photographiez ». Voilà ce qui s’appelle une astuce de gardien d’immeuble, ou pour mieux le dire une de ses techniques. Je venais juste de lui dire en rigolant que pour relever le compteur d’eau sous mon évier j’aillais encore devoir débarrasser la brassée de boîtes en plastique que je ne sais pas où mettre ailleurs et me retrouver en position inconfortable à quatre pattes sous ledit évier pour lire avec les plus grandes difficultés les chiffres à reporter sur la feuille qu’il a distribuée aux habitants. Rebutée par l’aventure, il m’est arrivé d’oublier de la remplir, et il le sait. Il se marre. Après deux tentatives ratées – il m’a fallu plusieurs essais pour saisir le compteur plein cadre – le tour est joué. Il a dans sa besace de gardien mille et une de ces techniques qui font vivre l’immeuble. Et sans doute beaucoup qu’il ne partage pas avec les habitants. En l’espèce, parce qu’il est chargé de collecter les formulaires pour que la facturation de l’eau soit établie, il a sollicité – au nom de la copropriété qui l’emploie – la contribution des habitants pour les remplir. Bien sûr, il demande au passage des uns et des autres dans le hall de l’immeuble s’il ou elle a rempli sa feuille, mais il fait plus que cela, il enseigne. Comme il l’a fait avec moi. Il enseigne des techniques qui me font contribuer, font contribuer mon « téléphone », changent mes gestes, modifient mon usage des boites en plastique (je n’ai eu qu’à légèrement diminuer la pile) et de l’usage de l’espace exigu du dessous de mon évier. Accroupie, je tends le smartphone à bout de bras visant le compteur vissé au mur (j’imagine qu’il fut un temps où il était plus accessible, avant que l’évier ne soit remplacé avec son meuble sous évier qui maintenant barre la route). Sans oublier ma manière de lire le compteur d’eau, non plus en direct mais à partir d’une photographie. J’ai pensé à ce texte de Mauss, Les Techniques du corps, que j’ai eu plaisir à relire. « J’ai assisté au changement des techniques de la nage, du vivant de notre génération », écrit Mauss. Je pourrais en dire autant des gestes qu’emporte le maniement du smartphone, parce que la technique que m’enseigne le gardien ne m’était pas venue à l’idée. Je m’en rends compte, avec quelquefois le même étonnement qu’exprime Mauss à l’égard de la technique des Kabyles dévalant un flanc de colline sans perdre leurs babouches, cette dextérité des pouces pour l’écriture ultra-rapide d’un texto comme le recours immédiat à la photo, comme substitut de mes yeux pour « voir » ou lire ce qui se cache dans des coins sombres et inaccessibles, me sont étrangers. Mais j’apprends (ou pas).



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