ISSN : 2266-6060

Le philosophe et le tableau (et le nuage)

Pise, avril 2010.

Le colloque allait bon train, on ne chômait pas, le nuage menaçait et chacun avait conscience que ce serait peut être sa dernière intervention ; dans le hall de l’hôtel, on avait installé des matelas pour loger ceux qui n’avaient pu prendre les trains bondés ou louer des fortunes un véhicule motorisé. On commençait à redouter les épidémies. Sur les sites d’information que l’on consultait à chaque pause, on voyait le piège se refermer… On voyait déjà le truc arriver : le colloque ne plus s’achever et, nous, devoir des semaines durant répéter à l’infini nos communications … une fois en français, une autre en anglais, puis en italien … énoncer le même discours en boucle, comme un vieux disque rayé. La philosophie comme répétition…

Et puis après un énième déjeuner, au moment où généralement on avait pris l’habitude de s‘assoupir, il a commencé son intervention ; on l’avait repéré le matin en train de faire un dessin au dos du programme ; on s’était dit : « Tiens : lui aussi il part en vrille, … trop de pression, trop de travail … » mais on était demeuré discret (après tout, les conditions n’étaient pas simples). Quand il a sorti son mini portable et qu’il l’a branché au vidéo projecteur, on a eu peur que ça tourne à la séance diapos (la découverte du powerpoint est toujours redoutable !) … et puis, une fois le bon adaptateur trouvé, rien ; rien ou presque : une seule image : un petit tableau sur word de 5 colonnes et une dizaine de lignes ; pas de quoi affoler la salle d’autant que franchement vu de loin son tableau était tout croche…

Il parlait du dernier cours prononcé par le philosophe, un cours que tous — ceux qui l’avaient écouté, comme ceux qui l’avaient lu — s’accordaient à dire qu’il était aussi beau que difficile. Avec son petit crobar qui disparaissait à chaque fois que son mini ordinateur passait en mode veille, en inscrivant dans chacune des cases des mots que même moi je pouvais comprendre. Soudain, tous les participants présents dans la salle d’un même geste se mirent fébrilement à le recopier sur un cahier, un bloc, une feuille volante, ou le recto d’une publicité ; on les sentait inquiets ; il fallait faire vite des fois que l’électricité serait coupée. À voir leur empressement, on comprit qu’il se passait quelque chose d’important, que ce tableau n’était pas un emploi du temps, on aurait pu croire qu’il énonçait un programme, peut-être même une solution pour notre présent, alors que tout simplement avec ces colonnes et ces lignes, il cernait avec justesse un geste philosophique, il inscrivait noir sur blanc le travail de la pensée.



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