Vigilance
New Haven, octobre 2013.
C’est l’un des premiers apprentissages pour les enfants : ne traverser qu’aux passages piétonniers, tenir la main, attendre que le feu soit favorable, toutes ces petites choses qu’on abandonne progressivement en devenant adulte. Traverser à la parisienne, c’est s’assurer d’abord que rien ne vient puis marcher ou courir à travers la voie, au plus court et quand il le faut. Mais pour cela encore faut-il être capable de voir, d’entendre, d’évaluer les distances et les vitesses des véhicules venant de part et d’autre, bref de connaître son environnement et d’y exercer une vigilance soutenue.
Mais nous sommes loin de Paris. Ici, dans ce décor d’un autre âge importé d’Angleterre, au milieu d’une des plus prestigieuses facultés du monde, tout est apparemment calme. La vitesse des véhicules est très limitée et les piétons, étudiants comme employés de l’université, vaquent tranquillement à leurs tâches. La vigilance est relâchée et parfois trop relâchée : chaque année, une centaine de personnes finit à l’hôpital après une collision avec un véhicule. Dans cette métropole du savoir, les piétons ne regardent pas au loin, ni même face à eux, mais sur l’écran de leur téléphone ou de leur tablette, donc vers le sol. Aussi, lorsque des signes en orange fluo apparaissent à la limite de leur champ visuel, ils ne peuvent que les voir et s’interrompre pour les lire.
Message paradoxal de la prévention qui prend les voies détournées des usages : nous savons que vous ne ferez pas ce qui est attendu de vous, alors nous en tenons compte. Un panneau à hauteur d’homme, avec ses contours et couleurs habituels, ne sera ni regardé ni même vu. Mais ces lettres faites au pochoir, brillantes et incongrues, qui apparaissent derrière votre écran, vous réveilleront. Vous n’êtes plus ailleurs, avec d’autres artefacts et humains, vous êtes désormais au bord de la rue et, comme l’enfant que vous fûtes, vous regardez avant de traverser.