Compteurs
Clamart, octobre 2018.
Ils étaient quinze — peut-être vingt — sur le quai ce jour-là, avec leur gilet bleu, leur liasse de papiers et leur crayon. J’en ai aperçu quelques-uns en arrivant, assis à l’abri du vent, penchés sur ce qui semblait bien être des formulaires. Mon premier réflexe a été de m’arrêter à bonne distance. Surtout ne pas croiser leur regard. Hors de question de répondre à un sondage de si bonne heure. De toute façon, je n’avais pas d’avis. Sur rien. Pourtant, aucun ne se déplaçait, ne semblait même prêter attention aux voyageurs de plus en plus nombreux. C’est lorsque le train s’est approché que j’ai découvert celles et ceux que je n’avais pas encore vus. Parfaitement en rythme avec sa course lente d’avant l’arrêt, une ribambelle de gilets bleus s’est formée, chacun se plaçant en face d’une porte, formulaire en main, œil et mine de crayon affûtés. Ça n’était pas moi qu’ils sondaient, ni aucun autre des usagers présents ce jour-là. C’était le train lui-même, dont chaque porte recrachait et avalait une grappe plus ou moins importante d’êtres humains dont ils devaient relever le nombre exact.
Peu de chances que les résultats des calculs dont se jouaient ici les prémices soient un jour publics, probablement dédiés à alimenter quelque rapport interne à l’entreprise de transport. C’est bien dommage. J’aurais voulu pouvoir, en les lisant, me souvenir de quelques-uns de ces visages attentifs et fatigués, de ces mains qui, pendant des heures, faisaient apparaître sur le papier les premiers traits de ces données.