ISSN : 2266-6060

Générations

Toulouse, mars 2021.

Ah les fameux bancs de l’université…! Ceux sur lesquels nous avons traîné nos guettres sans savoir de quoi sera fait l’avenir, ceux sur lesquels nous avons écouté des profs aussi passionnants et déroutants que rasoirs et abscons, ceux sur lesquels nous avons refait le monde le temps d’une grève ou d’une discussion enflammée. Ces fameux bancs sont encore là, toujours les mêmes. Pas tout à fait ! Pris comme la plupart des autres objets de notre quotidien dans la tourmente d’une vigilance redoublée, leur surface plane accueille des petites feuilles dont les énoncés rappellent, avec l’efficacité conscise habituelle des déictiques, la distance entre chaque place autorisée durant la pandémie. Leur caractère provisoire semble suspendu à un délai toujours plus incertain, jour après jour. Inutile cependant d’avoir développé un penchant particulier envers les inscriptions pour voir à quel point ces affichettes ne trônent pas seules au milieu de l’amphi. Chaque planche est en effet le théâtre d’une multitudes d’écrits : déclarations amoureuses, insultes, slogans politiques, dessins érotiques, emblèmes religieux, caricatures du prof ou d’un personnage public, poèmes, tags, équations mathématiques… Une fois plongées dans cet océan scriptural, les affichettes font finalement pâle figure. Le décalage infime du regard entre chacune d’entre elles fait surgir, avec toujours un peu plus de précision, des couches géologiques insoupçonnées. Bien qu’à distance le blanc domine largement, il suffit de s’asseoir sur un banc, de fixer un petit périmètre pour qu’apparaissent des dégradés d’encre bleu, noir, vert, rouge, tantôt fraichement apposés, tantôt vieillis par le temps. En naviguant au gré de ce faisceau de traces, d’autres encore imperceptibles se manifestent graduellement avec plus de présence : des inscriptions gravées qui se faufillent, parfois sillonnent, sous toutes les autres. Avec ces couches d’écrits, des générations d’étudiants continuent de s’exprimer sur plusieurs décennies. Avec ces couches d’écrits, c’est aussi un empilement de technologies d’écriture (crayon, marqueur, bic, aiguille du compas, bombe de peinture, blanco) qui s’affiche avec une forte intensité. Face à ce spectacle d’écritures exposées à ciel ouvert, difficile de résister : la photographie rituelle s’est aussitôt prolongée par l’ajout d’une petite touche personnelle à la cacophonie ambiante.



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