ISSN : 2266-6060

Les écrits de Madrid

L’invité du vendredi : Gérôme Truc

Espagne, mai 2011.

On parle beaucoup dernièrement du mouvement des « Indignés » qui, en Espagne, occupent depuis le 15 mai les places publiques des principales villes, à commencer par la Puerta del Sol de Madrid, le « kilomètre zéro » espagnol. On s’interroge sur la portée politique de ce mouvement, sur ses motivations et ses objectifs. On se passionne pour les modalités de la démocratie directe qu’il met en œuvre au quotidien. Mais peu s’arrêtent sur la dimension scripturale de cette occupation des places publiques. Elle est pourtant massive.
Quiconque passe par la Puerta del Sol ces jours-ci est confronté à un phénomène d’exposition d’écrits dans la ville du même ordre que celui étudié par Béatrice Fraenkel dans Lower Manhattan à la suite des attentats du 11 septembre 2001, ou déjà observé à Madrid aux abords de la gare d’Atocha après les attentats du 11 mars 2004. Les écrits envahissent la place, s’affichent et se placardent partout, obstruent les vitrines commerciales et les panneaux publicitaires, recouvrent les poteaux indicateurs, se suspendent sur des fils tendus au-dessus des têtes. Ils sont des milliers, du post-it à l’affiche de plusieurs mètres, en passant par les cartons et les feuilles A4.
Nombreux sont les écrits de protestation à l’encontre des politiciens et des banquiers (« Vous ne nous représentez pas ! » ; « Halte à la corruption ! » ; « Rendez l’argent ! » ; « Ce n’est pas une crise, c’est une arnaque ! »). Mais on lit également beaucoup d’écrits de célébration, exprimant moins de l’indignation que de l’enthousiasme, face à cette mobilisation qui se pérennise au fil de jours (« Nous sommes tous des soleils » ; « La clé est à Sol » ; « Tout est possible, même l’impossible »). Ces écrits disent l’espoir d’une révolution pacifique : après le printemps arabe, certains rêvent d’un été espagnol. S’y mêlent des messages plus humoristiques ou sarcastiques (« Haut les mains, ceci est un contrat de travail ! ; « Penser ne fait pas mal, et c’est gratuit »), rappelant parfois l’esprit de Mai 68 (« Plus de poésie, moins de police » ; « Nous voulons l’amourcratie »). Certains s’adressent au passant (« Lis plus ! » ; « Éteins la télé ! » ; « Engage-toi au lieu de prendre des photos ! »), d’autres livrent des témoignages personnels (« J’ai 40 ans, je suis espagnole, et j’ai passé toute ma vie à attendre la « liberté ». »)
Les écrits contigus se répondent les uns aux autres. Des dialogues se nouent. Les passants s’arrêtent, lisent, commentent, prennent des photos, ajoutent leurs mots à l’édifice scriptural. La Puerta del Sol devient ainsi un véritable forum. La parole politique n’est plus confinée au Parlement à quelques centaines de mètres de là, mais envahit la rue. C’est qu’au travers de ces milliers d’écrits, il ne s’agit pas tant pour chacun, au fond, de s’exprimer personnellement que d’accomplir quelque chose collectivement. Ces écrits de Madrid visent à ratifier une forme de contrat social. Ils affirment l’existence d’une communauté politique qui ne se reconnaît plus dans ses représentants élus et n’entend plus, par conséquent, les laisser porter leur parole.

Gérôme Truc a pris de nombreuses photos qui figurent dans cette galerie que nous vous invitons à consulter pour mieux apprécier l’ampleur du phénomène scriptural.

Références
Béatrice Fraenkel, Les Écrits de septembre. New York 2001, Paris, Textuel, 2002.
Cristina Sanchez-Carretero (dir.), El Archivo del Duelo, Madrid, CSIC, 2011.



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