ISSN : 2266-6060

Délégations morales

Nice, mai 2012.

Un pavé numérique et une carte magnétique. Depuis que de nombreux hôtels sont équipés de ce genre de dispositif, les clefs métalliques et les barillets ont laissé la place à des lecteurs de cartes. Ce faisant, les porte-clefs ont eux aussi disparu du paysage, alors qu’ils avaient acquis une place cruciale : celle d’accomplir la délicate tâche de charger en matière des énoncés qui n’atteignaient pas toujours leur objectif moral, comme l’a bien illustré B. Latour. L’énoncé “merci de rapporter vos clefs à la réception”, inlassablement répété par l’hôtelier, puis affiché sur un écriteau bien en vue, ne suffit pas à discipliner l’ensemble des clients. Certains, encore trop nombreux, continuent d’emporter leur clef, et de la perdre, au lieu de la déposer à la réception. L’entrée en scène d’énormes porte-clefs changent radicalement le cours des choses : l’énoncé prononcé oralement et inscrit à la peinture sur un bout de carton se charge d’une pomme de fonte qui encombre dorénavant la poche de chaque client et décharge ainsi le réceptionniste. Les clefs reviennent systématiquement à la réception. Ce passage d’un assemblage de matières à un autre s’accompagne d’un déplacement de la charge morale qui est ainsi associée à chaque porte-clefs. Le devoir de rapporter la clef fait le détour par l’égoïsme de chaque client, cherchant à tout prix à se débarrasser de cet objet lourd et embarrassant.
Avec les cartes magnétiques, les clients retrouvent leur liberté d’aller et venir sans nécessairement passer par la réception à chaque sortie de l’hôtel. La clef de leur chambre se glisse facilement à côté des autres cartes magnétiques, dans un sac ou dans une poche. Et, en cas de perte, la mise en service d’une carte est bien plus simple qu’une clef métallique. Il suffit d’associer le code de la chambre à n’importe quelle carte du stock en réserve à la réception. La délégation morale est différente aussi. Il suffit que la réceptionniste prévienne une fois chaque client : à charge pour chacun de ne pas faire voisiner sa carte avec son téléphone portable, ou un autre objet susceptible de la démagnétiser. La prévention garantit l’hôtel contre toute défaillance éventuelle, ainsi (dé)placée dans les mains des clients. Durant mon séjour, j’ai respecté scrupuleusement la consigne. Pourtant, le second soir, ma carte n’a plus fonctionné et la réception était fermée jusqu’au lendemain matin. Aucun recours technique ou moral possible auprès d’un des représentants humains ou non-humains de l’hôtel. Ce dont je me doutais devenait flagrant : l’aspect non encombrant de la carte magnétique n’évacue pas toute situation embarrassante. Toute délégation de la morale à des assemblages sociotechniques contient son lot de failles et oblige à faire d’autres détours pour s’en sortir. Heureusement, j’ai pu compté sur la compréhension et l’hospitalité d’un des collègues qui participait au même workshop.



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