ISSN : 2266-6060

Barres


Par notre invitée : Victoria Brun

Marseille, 3 décembre 2021

Les sociabilités du laboratoire se concentrent dans la salle de pause, autour du frigo, de la machine à café et du micro-ondes. Elle est adjointe à la bibliothèque commune, qui déborde de livres rares et souvent anciens qui se donnent pour objectif l’étude du son. Les membres du labo se retrouvent pour discuter en s’enfonçant dans les vieux fauteuils, pour partager une cigarette, pour jouer quelques notes sur le piano qu’on devine sous la pile d’impressions papier. Au-dessus de l’évier, je remarque la trace d’une organisation économique interne. En effet, depuis ce bâtiment qui jouxte les frontières du campus, on ne se risque au trajet vers la cantine qu’à la pause méridionale. C’est bien la salle de pause qui rassemble tout le monde, autour de provisions achetées non pas sur les fonds du laboratoire mais sur une caisse commune dont la gestion revient à une vétérante. Le coût de chaque produit a été estimé et converti en une monnaie commune, la barre, dont le taux de change est de 0,20€. Le directeur d’unité souligne avec fierté que « les prix n’ont pas changé depuis 2009 » !
Chaque membre du labo possède un compte, alimenté par des dépôts en liquide auprès de la gestionnaire, et débité au moment du changement de feuille à hauteur du nombre de barres auto-renseigné. Point de fantaisie sur les motifs et les façons de compter : l’unité est décrétée en barres, et l’on compte par paquet de cinq. Seul le sens de la barre diagonale est laissé à l’imagination du dessinateur. Bien qu’il soit indiqué que « le bar ne fait pas crédit », certains usagers sont déjà débiteurs au moment du changement de feuille : l’achat des provisions à un moment t est permis par l’équilibre entre les comptes très approvisionnés et débiteurs. Il s’agit donc d’une caisse commune non pas au sens d’une mutualisation, mais au sens de la centralisation des moyens ; de la gestion ; et du privilège de l’appartenance au collectif. Ne pas appartenir au laboratoire entraîne un surcoût d’une barre par produit, alors qu’y appartenir permet de bénéficier de la gratuité du sirop à l’eau.
Cette organisation a été conservée de l’ancien laboratoire des fondateurs de l’unité : cette scission, advenue en 2016, s’est accompagnée de la récupération des locaux, dont le matériel expérimental et cette feuille, déchirée à ses bordures, portant des traces effacées de crayon à papier, mais toujours là, à fixer les prix. Le laboratoire, qui construit son identité sur une approche minoritaire et interdisciplinaire du son, fonde son collectif sur ces dispositifs hérités faisant la part belle à la présence des membres au laboratoire autour des manips et des confiseries du garde-manger. Certes, il s’agit peut-être d’abord d’éviter de passer par un distributeur automatique géré par un prestataire, de surcroît en transitant par une monnaie commune objectifiée qui réduit la perception économique du dispositif. Mais c’est aussi un jeu et une manière de faire exister le collectif. L’enthousiasme des chercheurs qui s’appliquent à m’en expliquer le fonctionnement ainsi que le rapprochement – avec dérision – de leur démarche avec une affiche de propagande scotchée à côté, elle aussi gondolée par le poids des années, fixant la « valeur alimentaire de 1L de vin » en équivalent de lait, pain, viande et œufs, ne trompent pas. Et les intitulés génériques de la feuille de prix ne disent rien de l’existence d’éventuels débats sur la marque des jus de fruits, les additifs des soda ou, pire, la couleur des Balisto (je n’ai vu que des violets). Alors, le fait que la feuille de prix fasse toujours figurer l’équipe « S2M » qui n’existe administrativement plus n’est pas un enjeu, car ce sont bien ses mêmes membres qui ont fondé et qui font le laboratoire d’aujourd’hui.
Je n’ose pas demander qui supportera les deux barres de mon café.



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